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 Les monnaies locales : une fausse bonne idée pour l’économie de proximité ?

Le plus souvent, lorsqu’on évoque les monnaies locales, l’indifférence le dispute au scepticisme, voire à une franche hostilité. Ceci s’explique, en partie, par la méconnaissance qui entoure fréquemment ce dispositif, pourtant officiellement reconnu par la loi sur l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) du 31 juillet 2014. Commençons donc par tenter de remédier à cette méconnaissance : une monnaie locale est avant tout un instrument de paiement obtenu en échange d’unités de la devise officielle (d’où le sigle MLC : Monnaie Locale Complémentaire, en l’occurrence à l’euro, pour ce qui nous concerne), généralement sur la base d’un taux de conversion de 1 contre 1.

Mais contrairement à la monnaie classique, avec laquelle il est possible d’acheter n’importe quel type de biens ou services, une monnaie locale ne peut être utilisée, à l’échelle d’un territoire déterminé, qu’auprès de fournisseurs respectant un ensemble de pratiques responsables, en particulier sur le plan social (par exemple, l’Insertion par l’Activité Economique) ou environnemental (par exemple, l’agriculture biologique).

Ainsi présenté, le projet est certes séduisant. Mais est-ce que cela marche vraiment ? Les objectifs annoncés sont-ils atteints dans la pratique ?

Pour y voir clair, nous avons demandé à deux citoyens nîmois, M. Fairtrade et Mme Ouissi, de nous faire part de leur point de vue sur le sujet.

 

M. Fairtrade :

Une monnaie locale peut constituer un levier particulièrement puissant pour permettre aux consommateurs de devenir des « consom’acteurs », car en plus d’être un moyen de paiement, elle donne à ceux-ci de l’information sur les conditions dans lesquelles les biens et services ont été produits. Elle peut ainsi favoriser l’émergence d’un modèle de développement économique local solidaire et durable, avec, à la clé, la consolidation ou la création d’emplois non délocalisables.

Une telle perspective possède une résonance particulière dans notre cité qui, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, constitua l’un des principaux berceaux de la Coopération de Consommation et, plus largement, de l’ESS : c’est toute l’histoire, malheureusement aujourd’hui souvent méconnue, de ce qui fut appelé, à l’époque, l’Ecole de Nîmes, dont l’un des plus célèbres représentants, l’économiste Charles Gide, n’hésita pas un jour à déclarer, en s’inspirant de la célèbre formule de Sieyès sur le Tiers-Etat : « Qu’est-ce que le consommateur ? Rien. Que doit-il être ? Tout » (Conférence d’ouverture du congrès coopératif de 1889).

Mme Ouissi :

Une résonance particulière à Nîmes, cela reste à démontrer : n’oublions pas que la tentative de créer dans notre ville une monnaie locale, Le Krôcô, s’est soldée par un cuisant échec, avec sa disparition en mars 2022, quatre ans seulement après son lancement. Cette expérience ne fait d’ailleurs pas figure d’exception : beaucoup d’autres MLC ont disparu et la plupart de celles qui existent ne font que vivoter, les masses monétaires en circulation étant limitées et les échanges restreints, bien loin des ambitions affichées. C’est le cas, notamment, pour les autres MLC existantes dans le Gard : la Sézu, au niveau de l’Uzège, le Flamant, qui a été lancé par la principauté fictive d’Aigues-Mortes, et l’Aïga, projet certainement le plus abouti à l’échelle départementale, qui couvre le bassin alésien et les Cévennes.

Dans le cas nîmois, l’association Les Vrais Monnayeurs, qui avait lancé Le Krôcô, a eu du mal à rebondir après le confinement : difficulté à recruter de nouveaux bénévoles et manque d’appui de la Municipalité. Pourtant, 72 commerces et restaurants s’étaient engagés dans l’aventure.

M. Fairtrade :

En mentionnant le manque de soutien de la Municipalité, vous pointez un facteur fondamental. Dès que l’on touche à la monnaie et à l’argent, la question de la confiance s’avère, en effet, tout à fait déterminante. Or la plupart des MLC, c’était le cas à Nîmes, sont portées par des associations militantes, composées de bénévoles, qui ne possèdent généralement pas une audience et une reconnaissance suffisantes auprès des citoyens pour faire naître cette confiance et conférer une véritable crédibilité au dispositif.

Loin de moi, évidemment, l’idée de vouloir dénier aux associations le droit et la capacité d’initier et de s’engager dans de tels projets, mais ces derniers ne peuvent véritablement prendre corps, à mon avis, que s’ils combinent, d’une part, un soutien résolu des pouvoirs publics et, d’autre part, un engagement puissant de la société civile organisée. Ainsi les MLC peuvent-elles être l’occasion d’expérimenter une forme d’articulation originale entre la démocratie participative et la démocratie représentative, qui loin de s’opposer, doivent s’étayer réciproquement.

Mme Ouissi :

Si l’appui des pouvoirs publics constitue une condition nécessaire au succès d’une MLC, il ne s’agit pas d’une condition suffisante, comme le prouve l’exemple de la SoNantes, la monnaie locale de Nantes et de son agglomération, lancée en 2015. Ce projet était porté par la Mairie et a bénéficié d’un fort soutien de la part de celle-ci, notamment au travers d’importantes subventions (pour financer les dépenses de communication et la mise en place de cartes de paiement magnétiques) et de la mobilisation du Crédit Municipal, dont une filiale assurait la gestion du dispositif. Pourtant, cette monnaie a elle aussi disparu, en 2020 (où elle a fusionné avec le Retz’l, la MLC du Pays de Retz), le volume des transactions générées étant toujours resté minime.

De fait, il semble bien que seuls les citoyens déjà sensibilisés à la consommation éthique participent à ces projets et changent leurs euros contre des monnaies locales. Or, la plupart du temps, ils sont déjà clients des boutiques engagées dans lesquelles ces monnaies peuvent être écoulées. Certes, le réseau des partenaires peut permettre d’agréger de nouveaux professionnels partageant ces valeurs, mais il n’est pas certain que cela conduise, au total, à une évolution sensible des chiffres d’affaires de ces commerces et entreprises.

M. Fairtrade :

Je partage à 100 % vos observations, et les pouvoirs publics peuvent, là encore, jouer un rôle crucial : leur soutien ne doit effectivement pas se limiter à apporter une caution ou à octroyer des financements, il faut aussi qu’ils participent eux-mêmes au circuit monétaire ainsi constitué, notamment par l’acceptation de la monnaie locale pour le paiement de certains services et le recours à cette dernière pour régler certaines dépenses. Ils peuvent également promouvoir la monnaie locale en l’utilisant pour payer une partie des indemnités des élu.e.s (cela se pratique, entre autres, à Lyon et à sa Métropole, avec la Gonette), voire une partie du traitement de leurs agents (la loi l’autorise à hauteur de 1 500 euros maximum par mois et sur la base d’un accord écrit de la part des salariés).

Remémorons-nous aussi l'expérience qui fut conduite à Wörgl, petite ville d'Autriche de 4 000 habitants, entre juillet 1932 et novembre 1933 : le système alors mis en place a bien fonctionné parce que les salaires de ceux qui travaillaient sur les chantiers de la Mairie étaient payés en monnaie locale ; ce faisant, de plus en plus de commerçants l'ont acceptée, à la suite des premiers convaincus.

Mme Ouissi :

Il est certain que si un nombre significatif de collectivités et d’entreprises se mobilisaient pour qu’une partie des salaires, indemnités ou primes soient versés en monnaie locale, cela favoriserait grandement son développement. Mais n’oublions pas que de tels versements ne peuvent se faire que si les salarié.e.s sont d’accord : il faut donc qu’ils y trouvent de réels avantages, au-delà du seul fait de contribuer à un développement économique local vertueux et responsable.

Il serait ainsi souhaitable, tout d’abord, que la variété des biens et services susceptibles d’être acquis grâce à cette monnaie soit suffisamment importante. Or, cette condition peut s’avérer assez difficile à remplir, surtout lorsque l’échelle géographique concernée est restreinte : sur une ville comme Nîmes et son agglomération, par exemple, le nombre et la diversité des offreurs potentiels, c’est-à-dire à même de respecter les critères sociaux ou environnementaux définis, sont relativement limités, contribuant à réduire d’autant l’attractivité de la monnaie locale pour les consommateurs. La tentation peut alors être grande de ne pas édicter des critères trop contraignants et d’accepter au sein du dispositif tous les professionnels ayant un fort ancrage local, quelles que soient leurs pratiques, mais avec le risque que la monnaie locale perde beaucoup de son sens et de son intérêt. Dans ces conditions, on peut se demander si une échelle départementale ou régionale ne serait pas plus pertinente.

Une incitation pécuniaire pourrait aussi, éventuellement, être envisagée, par exemple au travers d’un abondement du salaire par les employeurs pour les personnels acceptant de recevoir une partie de leur rémunération en monnaie locale ou sous la forme de ristournes accordées par les professionnels aux consommateurs réglant leurs achats avec cette dernière.

M. Fairtrade :

Ce n’est évidemment pas moi qui vais désapprouver ces suggestions, nous serions à front renversé ! S’agissant de l’échelle géographique, en particulier, j’abonde dans votre sens, en précisant qu’une éventuelle nouvelle monnaie locale nîmoise pourrait tout à fait jouer un rôle précurseur et mobilisateur par rapport à cet objectif d’élargissement.

Des avantages pécuniaires pourraient en effet représenter un levier de développement important, sous réserve qu’ils ne fragilisent pas les entreprises et professionnels participant au système, et qu’ils ne dissuadent pas les autres d’y rentrer. C’est pourquoi, à mon sens, de telles dispositions pourraient être mises en place seulement sur la base du volontariat et une fois que le réseau des acteurs impliqués serait relativement large.

Cela étant, il me semble qu’une autre piste pourrait être explorée, qui s’inscrirait d’ailleurs pleinement dans le prolongement de l’Ecole de Nîmes et de sa doctrine solidariste : en proposant un taux de conversion différencié selon le niveau de revenu des utilisateurs, il serait en effet possible de faire de la monnaie locale un outil de solidarité concrète entre les habitants du territoire. Ainsi, les plus aisés pourraient recevoir, contre 1 euro, 0,9 ou 0,8 unité de monnaie locale, ce qui permettrait d’abonder le taux de conversion appliqué aux personnes plus en difficulté, qui se verraient versées, toujours contre 1 euro, 1,1 ou 1,2 unité de monnaie locale.

Dans le contexte de forte inflation que nous connaissons aujourd’hui, un tel bonus pour les plus défavorisés serait, bien entendu, particulièrement bienvenu. Cette disposition, qui devrait, là encore, reposer sur le volontariat, pourrait en outre favoriser une réelle « démocratisation » de la consommation des biens de qualité.

Sans conclure :

Le succès dans la durée d’une monnaie locale repose sur la mobilisation de très nombreux acteurs : la société civile organisée et ses bénévoles ; les collectivités territoriales ; les professionnels locaux « responsables » ; les entreprises ; l’ensemble des citoyens-consommateurs.

Une telle mobilisation n’est certes pas aisée à obtenir, l’échec ou le relatif échec de beaucoup de monnaies locales en témoigne. Les conditions à réunir pour la faire émerger sont, on l’a vu, nombreuses et revêtent un caractère ambitieux. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle et n’est-il pas temps de faire en sorte que cette idée ne soit plus gâchée ?I

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